dimanche 18 septembre 2011

Les trois amies

Alger "La Blanche"
Pour Marie

Mars 1962
J’ai 8 ans.
Je suis sortie du lycée Delacroix avec Isabelle et Mounia.
Petites disputes, petite larme ;
mais non, tu es ma meilleure amie!
Petit cœur dessiné sur le dos de ma main;
cœur bleu à l’encre du même bleu que nos jupes.
Cartable sur le dos, il fait chaud.
Il fait toujours chaud à Alger à 11 heures 30 et les escaliers de la rue Jean Macé sont bien raides.
Au coin de la rue Serpaggi je me sépare de mes amies.
La boutique de papa et le petit thé à la menthe qu'il me prépare, accompagné d'une "corne de gazelle", n'est pas loin.

Isabelle et Mounia s’éloignent de moi en souriant vers le café des Aurès.
Quelques joueurs de carte au panama vissé sur la tête, des anisettes, l’Echo d’Alger déplié ;
Ahmed essuie une table;
Youssef vends ses beignets.
Les quelques marchands de fruits couvrent leur étal.
Un dernier verre et tout le monde va rentrer chez soi pour la sieste.

Le chant flûté du "Ganga" dans les platanes. Frôlement des babouches sur les pavés.

Et l’éclair.

La rue Serpaggi s’allume, fulgurante, tonnante, toute de fracas. Un tonnerre que je n’entends qu’un instant, je tombe en arrière, une musique atroce et cotonneuse dans les oreilles.
Le nuage de feu rouge, orange, noir grandi devant moi et les chaises, tables, bras, têtes, pastèques, panamas, mes amies, Youssef, tout vole devant mes yeux, noirci, brisé, désarticulé et retombe en masse informe, lambeaux de chair. Qu'est-ce qui se passe?
Du sang, partout, sur moi, le mien ?, mes jambes pèsent des tonnes, des cris, des hurlements.

J’ai mal.
La nuit, le jour.
Où est le soleil et l'azur?

1 mois d’hôpital,
le sourire de papa et maman.
Encore 1 mois dans ma chambre réchauffée par la douce chaleur que laissent entrer les persiennes entre-ouvertes.

Mai 1962, je retourne au lycée Delacroix.
Isabelle et Mounia ne sont plus là.

1992
Je travaille aux « Assedic » à Ivry. Ils m’ont engagé avec un statut d’invalide. Mal voyante, mais j'y arrive!
Depuis trente ans je ne mange plus de viande...
Je ne mange plus de viande…
Plus de viande !

© Philippe Vandenberghe, le 11 mars 2011

lundi 22 août 2011

Harmonie

Guillermina Suggia, première épouse de Pablo Cazals

LE VIOLONCELLE

En cette salle haute et ronde
… sombre
Je te vis belle et blonde

Cette robe de soie mauve
… ombre
Le teint pâle et rose

Le  vieil instrument acajou
… tropical
Enserré par tes genoux

Les cordes dures et vibrantes
 … musicales
Enlaçant tes membres

Petite fugue ample et douce
… escale
 De Trieste à Saint-Petersbourg

© Philippe Vandenberghe





Le temps qui passe


AU BOUT DU QUAI

Bonjour, je m’appelle Hadrien Zoll… et j’ai des choses à déclarer. Oui je sais c’est un drôle de nom. Je suis alsacien mais je suis surtout français.
Marie Rose – c’est ma femme – me dit toujours : « Hadrien heureusement que tu n’habites pas de l’autre côté ». C’est idiot ce qu’elle dit car de ce côté ci, en France tout le monde sait que Zoll veut dire douane.
Cela aurait en plus été vraiment bête que je travaille au service des douanes ; mais non, je travaille depuis vingt sept ans à la SNCF et cela un peu avant notre mariage. Remarquez, c’est une gare frontière et notez bien que j’ai deux collègues douaniers dont le petit bureau se trouve ici, contigu à la gare.
C’est marrant, mes collègues s’appellent Helmut Wolf et Hans Voss. Mais ici en Alsace je trouve cela plutôt normal. Vous allez rire ils s’entendent comme chien et chat ou plutôt comme loup et renard.
De toute façon, ils n’ont jamais rien à contrôler.

Moi, ici à la gare, je suis seul pour faire tout le travail administratif : vendre les tickets, contrôler les arrivées et les départs, remplir des bordereaux, des statistiques et tout plein de papiers qui ne servent sans doute à rien.
Marie Rose – c’est ma femme – entretien la salle des guichets, les toilettes et le bureau.
Les deux quais et les carreaux c’est pour moi. Elle est jolie notre gare de Trockenweiller.
Tard dans la nuit, je m’assure aussi que le convoi de vingt trois heures trente passe bien avec ses quinze ou seize wagons de minerais à destination de la Lorraine.
En fait, il n’y a que deux départs et deux arrivées par jour, le matin et le soir. Vous vous en doutiez certainement. Et en plus, il n’y a jamais de voyageurs ou si rarement. Juste de quoi remplir la moitié d’une Micheline ; et encore !
C’est le bout du monde ici.
Alors je passe une partie importante de mon temps à jardiner.

Au printemps, Marie Rose – c’est  ma femme – et moi nous remplissons les nombreuses jardinières de la gare avec de beaux géraniums et des pétunias à profusion.
Chaque année je garni aussi le parterre de l’horloge. Il y a bien des années qu’elle ne fonctionne plus cette horloge. Je ne me souviens d’ailleurs pas l’avoir jamais vu fonctionner. Pour ce parterre, je laisse aller mon imagination et je rajoute des petits bégonias, des coléus et des plants de tabac décoratifs et enfin quelques belles plantes de ricin aux grandes feuilles joliment découpées. Cette année Marie Rose – c’est ma femme – m’a dit : « Hadrien les ricins c’est trop haut comme plantes pour ce parterre ». Mais c’est idiot ce qu’elle me dit puisque les aiguilles de l’horloge ne fonctionnent plus. Les plantes ne risquent rien.

Deux fois par an, une équipe de trois ou quatre manœuvres vient ici à la gare pour entretenir les voies, les aiguillages et les différents feux de signalisation. Ils remuent quelques cailloux, retendent les caténaires, remplacent quelques traverses  et s’en vont après deux semaines de dur labeur entrecoupées d’un verre de riesling bien frais ou d’une « vielle prune » préparée par Marie Rose – c’est ma femme.
Durant ces deux semaines, ils logent dans deux vieux wagons en bois qui datent encore de l’empire austro-hongrois.
Ces wagons sont garés sur une desserte dont les rails sont tout rouillés. La voie est envahie d’herbes folles, de serpolet et de menthe sauvage.
Le surveillant de l’équipe est un ingénieur de Metz qui loue une chambre à l’hôtel de la gare. Ce n’est d’ailleurs pas vraiment un hôtel ; c’est plutôt une petite pension et elle est tenue par la vieille Yoanna Herberg. Je crois que Monsieur l’ingénieur est un des seuls clients qui lui reste à la vieille Yoanna.

Marie Rose – c’est ma femme – me disait encore ce matin : « Hadrien il ne se passe jamais rien à Trockenweiller ». Mais c’est idiot ce qu’elle dit car il passe quand même quatre trains de voyageur par jour au village et aussi le train de marchandise de vingt trois heure trente. C’est vrai que celui là ne s’arrête pas.
Et puis je ne l’ai pas encore dit mais le samedi soir à l’hôtel de la gare avec Helmut et Hans nous jouons au jass, une espèce de tarot, mais bien de chez nous.
Ils se disputent toujours ces deux la. Pourtant nous aimons bien nous retrouver ensemble autour du Godin dans lequel ronronne un plein seau de charbon.
Quand le ton monte trop la vielle intervient sinon elle bavarde avec Marie Rose – c’est ma femme.
Si l’équipe d’entretien est au village elle devise volontiers avec  Monsieur l’ingénieur.
La vie est calme et agréable à Trockenweiller.

Aujourd’hui la journée s’est déroulée comme à l’habitude. Sauf que l’équipe d’entretien est partie au train du soir. Retour à Metz.
C’est dommage, je n’ai pas pu dire au revoir à Monsieur l’ingénieur.
Quand j’ai fermé la salle des guichets, je n’ai pas vu Marie Rose – c’est ma femme.
A vingt et une heures, je ne l’ai trouvé nulle part. Elle n’est pourtant pas grande notre gare.
Je suis allé faire un saut à l’hôtel de la vieille Yoanna où j’ai croisé Helmut et Hans qui m’ont dit : « mon pauvre Hadrien, tu es un idiot, voilà qu’il se passe enfin quelque chose à Trockenweiller » et ils se sont mit à rire méchamment.
Moi je les ai trouvé bête mais alors j’ai compris que je n’avais plus rien à déclarer et je suis retourné dans la gare et j’ai attendu le train de vingt trois heures trente, au bout du quai près du parterre de l’horloge en regardant vers la Lorraine… en direction de Metz.

Je ne me souviens plus l’avoir entendu passer le vingt trois heures trente. D’ailleurs je ne me souviens plus de rien.

Bonjour, je m’appelle Jacques Verdier, je suis natif de Nanterre et j’ai été nommé chef de gare à Trockenweiller. J’ai remplacé l’ancien chef qui, il y a quelques mois, a eu un triste accident au passage du train de vingt trois heures trente.
Je compte me marier dans quelques semaines avec Yvette – elle sera bientôt ma femme.
C’est joli ici, c’est calme, il ne se passe jamais rien à Trockenweiller.
Yvette – ce sera bientôt ma femme – et moi serons heureux.

© Philippe Vandenberghe

dimanche 5 juin 2011

Black & White Blues


Féfé Jenny est morte ce matin – Peut-être était-ce hier ?
Enfin elle est partie dans un soupir ; son dernier soupir.
Au delà de quel Achéron pérégrines-tu Féfé ? Dans quel couloir blanc ?
Es-tu déjà arrivée à destination ?
Pourtant je sens toujours ta présence couverte d’un drap blanc craquant et immaculé.
Quel mystère étrange dans cette balance de l’Eros et du Tanathos, alors que j’ai encore de toi ces souvenirs sépia d’une vie remplie d’êtres chers.

Un grand silence dans cette chambre blanche teintée de pénombre. Geste de la main de la part de l’infirmière.
Geste empreint de bienveillance encourageante – mouvement discret – tache furtive rapidement absente qui me laisse avec mes sanglots refoulés.

L’hôpital est un océan silencieux, monochrome et ondulant. On s’y abandonne, avec angoisse pour nous, visiteurs bien portants, avec soulagement résigné pour les malades, déambulateurs fantômatiques.
On y croise de rares patients lévitant avec leur perfusion, des visages inconnus et rares, un médecin pressé au stéthoscope coincé sur la poitrine et toujours cette odeur fade d’antiseptiques qui flotte dans les couloirs.

Une porte battante rapidement franchie laisse entrevoir un profil de souffrances, un vieux silencieux ou une patiente âgée aux gestes minutieux et lents picorant un bout de biscuit pris sur un plateau qui, à peine entamé, repartira tout à l’heure vers les bas-fonds de l’hôpital.

Au détour d’un corridor, une pièce de soins aux étagères débordantes de boîtes bleues ou vertes, de poches à perfusion ventrues, translucides et obscènes… En une pièce, du matériel pour faire tourner tout l’hôpital municipal de Kandahar pendant un mois.
Des chromes agressifs, des lumières acides éclaboussent de gris cartons à cracher, des rouleaux de papier de toutes formes aux tons pastel – tout est jetable – la mort et la souffrance ne peuvent laisser de traces.

Quel contraste avec cet hôpital que je visitai il y a quelques années non loin de Conakry. Là, tout est bruit et couleur, murs sombres et squameux coulant d’algues dans les coins.

Je me souviens de cette jeune excisée aux larmes aigres atteinte d’une infection fulgurante ; de ce jeune coureur de brousse tremblant de fièvre, aux divagations entrecoupées de râles bruyants. De ces poitrinaires couverts d’un bout de tissu rouge sombre et sale, livrant à la vue de tous des jambes anémiées aux articulations gonflées de malnutrition.

Dans ces salles ruinées de misère, tout est grincement et tintement de pannes rouillées et de lits métalliques aux ressorts éventrés, couverts de paillasses pouilleuses apportées par un frère, un cousin…
Tout concourt à une douleur exponentielle, une longue agonie, un râle énorme.

Pourtant les bruits de la forêt proche et irréelle pénètrent par les ouvertures béantes de ce qui étaient des fenêtres. Les cris des singes hurleurs répondent aux palabres des mamas et les piaillements des jeunes enfants donnent à ces lieux un mouvement étrange de vie et de lutte courageuse et souriante pour ceux qui le peuvent.

Le parfum lourd d’un frangipanier m’accompagne dans mon voyage initiatique.
La chaleur et les mouches, une multitude d’insectes crissants et bruissants, une souffrance étalée, explosive, hurlante ; un énorme haut le coeur m’étreint.

J’ai peur, je veux fuir et croise encore cette vielle femme revenant allégée de ses dernières piécettes pour acheter trois pastilles d’un quelconque remède périmé.

Non loin du potager, rempli d’herbes étranges,de tomates craquellées et de belles courges qui serviront à confectionner un brouet qui sera distribué tout à l’heure, on enterre à la sauvette un vieillard mort cette nuit.

Tous ces souvenirs me reviennent aujourd’hui et m’éclatent au visage telle une monstrueuse injustice.


© Philippe Vandenberghe

Hommage à André Gide pour son fabuleux « Voyage au Congo »


lundi 4 avril 2011

Des fleurs pour un tueur



Un honnête homme !

Je connaissais bien Monsieur Gilbert.

Un bon client !

Monsieur Gilbert était représentant en vins et spiritueux ; il venait régulièrement acheter des fleurs dans ma boutique de la Chaussée de W…
Pour ses « amies », il disait !
Il payait « cash » et sans ces Visa, American et autre Diner’s Gold qui pourtant commençaient à bien prendre dans le petit commerce.
Mais Monsieur Gilbert aimait payer « cash ». De beaux bouquets.
Il les aimait un peu « tape à l’œil » mais surtout ça devait sentir la garrigue ; des œillets, des roses, des anémones et en saison, toujours des mimosas, du coloré, surtout du « Coloré » !

Il venait souvent avec son chien, un grand épagneul, puis retraversait la chaussée avec son bouquet à la main qu’il avait puissante et velue et rejoignait son bureau qu’il occupait en face de la boutique.
Je ne sais pas à qui il vendait son vin, mais dans ce milieu, on ne pose pas de question.

Il était toujours souriant, aimable mais peu causant ; on sentait qu’il était du midi, enfin par là quelque part.

Rarement, je devais lui livrer ses fleurs chez lui, Place du C…
Mais ce devait être moi, ça ne pouvait être que moi ; jamais un livreur.
Sur place une femme d’ouvrage me débarrassait du bouquet, me payait (en « cash ») avec un (très) joli pourboire.

C’était en 1982.

En 1983, je ne vis plus Monsieur Gilbert ; puis je revendis la boutique deux - trois ans après.

Des années plus tard, bien plus tard, au hasard d’une lecture, cette adresse de la Place de C… me frappa l’imagination.
Un livre de Marcel Leclerc, un flic de la « crim » à Paris étalait sur plusieurs pages les exploits du clan Zemmour.

Un gang notoire à Marseille et Paris dans les années 60 à 80. Ils ne finirent pas dans leur lit !

1947, mort de Roland Zemmour. Mort violente.
1975, mort de William Zemmour. Mort violente.
1983, mort d’Edgard Zemmour. Mort violente.
1983, quelques mois après son frère, Gilbert Zemmour est abattu en promenant son chien.

Le frère cadet Théodore se rangera tôt de cette « scoumoune » et s’en sortira en disparaissant.

Associés à des truands lyonnais, ils se feront appeler dans les années 70 le « Clan des Siciliens ».

Eh oui ! J’ai connu un « honnête homme » !... Sans le savoir !

© Ph.Vdb

vendredi 11 février 2011

Un costaud!


ETRE BETE

Elles étaient toutes jolies, espiègles, de belles robes noires et blanches et je les aimais sans réserve.
L’une ou l’autre faisaient à leurs heures des niches à Fernand.
Et moi je les honorais, une fois l’une, une fois l’autre, près de la butte aux perdrix, au bord du ruisseau, à l’abri des trembles. Elles collaboraient courageusement mes compagnes. Mais était-ce du courage ou bien cela les arrangeaient-elles ? La plupart avaient un petit au printemps et les nourrissaient avec amour.
Mes « petiots », mes tendrons - noirs et blancs - comme moi et mes douces mies, le bonheur est dans le pré.

Depuis un an j’avais encore pris quelques cent kilos et Fernand venait de plus en plus me complimenter en me chuchotant dans l’oreille des mots intraduisibles.
Je savais alors que Fernand préparait « le » voyage.
C’était l’occasion de voir un peu de paysage et puis l’ambiance du « Salon » me plaisait.
Imaginez-vous, bichonné, brossé – en damier sur le bas du dos – excusez du peu. Quelques houppettes sur le crâne et les sabots vernis.

Photographié d’un côté, de l’autre, avec Fernand, sans Fernand, avec le Président du « Salon », avec le Préfet, avec le Secrétaire du SEBN (Syndicat des éleveurs de Basse Normandie), avec le Directeur de la DG agriculture venu tout spécialement de Bruxelles – enfin, c’est ce que j’entendais – et toute une kyrielle d’enfants.
On restait au « Salon » deux nuits sur une paille jaune et craquante, fraîche, mais fraîche… un régal de douceur et de félicité.

Je savais bien que Fernand était fier ; il bombait le torse avec sa cocarde tricolore, sa coupe, ses rubans, ses diplômes et tous ses copains venaient le saluer en souriant.
Moi j’étais bien fier pour lui et puis je savais que dans quelques temps j’irais lutiner les dames de ses copains.
J’étais d’une belle fertilité disaient-ils !

Ah ce Fernand ! Un bien brave homme.

© PhVdb

Vinciane Despret, maître de conférences au département de philosophie à l’ULG
Jocelyne Porcher, chargée de recherche à l’INRASAD.
Ces deux auteurs répondent à cette question : « Quelle est la différence entre l’homme et les animaux ? Philosophes, psychologues, sociologues, anthropologues, juristes se sont attelés sans relâche à cette question. Quesl sens peuvent lui donner ceux qui vivent quotidiennement avec des vaches et des cochons dans des pratiques créatrices de liens ? Qu’en pensent les éleveurs ? »
« Etre bête » chez ACTES SUD