dimanche 5 juin 2011

Black & White Blues


Féfé Jenny est morte ce matin – Peut-être était-ce hier ?
Enfin elle est partie dans un soupir ; son dernier soupir.
Au delà de quel Achéron pérégrines-tu Féfé ? Dans quel couloir blanc ?
Es-tu déjà arrivée à destination ?
Pourtant je sens toujours ta présence couverte d’un drap blanc craquant et immaculé.
Quel mystère étrange dans cette balance de l’Eros et du Tanathos, alors que j’ai encore de toi ces souvenirs sépia d’une vie remplie d’êtres chers.

Un grand silence dans cette chambre blanche teintée de pénombre. Geste de la main de la part de l’infirmière.
Geste empreint de bienveillance encourageante – mouvement discret – tache furtive rapidement absente qui me laisse avec mes sanglots refoulés.

L’hôpital est un océan silencieux, monochrome et ondulant. On s’y abandonne, avec angoisse pour nous, visiteurs bien portants, avec soulagement résigné pour les malades, déambulateurs fantômatiques.
On y croise de rares patients lévitant avec leur perfusion, des visages inconnus et rares, un médecin pressé au stéthoscope coincé sur la poitrine et toujours cette odeur fade d’antiseptiques qui flotte dans les couloirs.

Une porte battante rapidement franchie laisse entrevoir un profil de souffrances, un vieux silencieux ou une patiente âgée aux gestes minutieux et lents picorant un bout de biscuit pris sur un plateau qui, à peine entamé, repartira tout à l’heure vers les bas-fonds de l’hôpital.

Au détour d’un corridor, une pièce de soins aux étagères débordantes de boîtes bleues ou vertes, de poches à perfusion ventrues, translucides et obscènes… En une pièce, du matériel pour faire tourner tout l’hôpital municipal de Kandahar pendant un mois.
Des chromes agressifs, des lumières acides éclaboussent de gris cartons à cracher, des rouleaux de papier de toutes formes aux tons pastel – tout est jetable – la mort et la souffrance ne peuvent laisser de traces.

Quel contraste avec cet hôpital que je visitai il y a quelques années non loin de Conakry. Là, tout est bruit et couleur, murs sombres et squameux coulant d’algues dans les coins.

Je me souviens de cette jeune excisée aux larmes aigres atteinte d’une infection fulgurante ; de ce jeune coureur de brousse tremblant de fièvre, aux divagations entrecoupées de râles bruyants. De ces poitrinaires couverts d’un bout de tissu rouge sombre et sale, livrant à la vue de tous des jambes anémiées aux articulations gonflées de malnutrition.

Dans ces salles ruinées de misère, tout est grincement et tintement de pannes rouillées et de lits métalliques aux ressorts éventrés, couverts de paillasses pouilleuses apportées par un frère, un cousin…
Tout concourt à une douleur exponentielle, une longue agonie, un râle énorme.

Pourtant les bruits de la forêt proche et irréelle pénètrent par les ouvertures béantes de ce qui étaient des fenêtres. Les cris des singes hurleurs répondent aux palabres des mamas et les piaillements des jeunes enfants donnent à ces lieux un mouvement étrange de vie et de lutte courageuse et souriante pour ceux qui le peuvent.

Le parfum lourd d’un frangipanier m’accompagne dans mon voyage initiatique.
La chaleur et les mouches, une multitude d’insectes crissants et bruissants, une souffrance étalée, explosive, hurlante ; un énorme haut le coeur m’étreint.

J’ai peur, je veux fuir et croise encore cette vielle femme revenant allégée de ses dernières piécettes pour acheter trois pastilles d’un quelconque remède périmé.

Non loin du potager, rempli d’herbes étranges,de tomates craquellées et de belles courges qui serviront à confectionner un brouet qui sera distribué tout à l’heure, on enterre à la sauvette un vieillard mort cette nuit.

Tous ces souvenirs me reviennent aujourd’hui et m’éclatent au visage telle une monstrueuse injustice.


© Philippe Vandenberghe

Hommage à André Gide pour son fabuleux « Voyage au Congo »