mercredi 4 avril 2012

Rue du Ham

Septembre 1952, dernière photo au Congo avant de rentrer en Belgique
1953

A l’âge de deux ans et demi, mes souvenirs vont apparaîtrent plus nombreux, plus colorés, plus cinétiques, plus sonores.
Ils vont se multiplier et construire une histoire qui va durer jusqu’à l’âge de quatre ans.

Un décor simple et baignant dans la pénombre va me faire office d’horizon, des objets banals, un pot de confiture à la forme arrondie, comme le noir et brillant poêle de Ciney qui ronronnait dans la pièce.
Une chaleur intime et chaude d’un rougeoiement visible à travers des petites vitres en mica moiré et fendillé.
Attirance du feu, de ce ronronnement doux et vrombissant à la fois. Confort douillet du charbon brûlant dans le foyer, blocs mystérieux et noir qui noircissent les doigts, quand l’enfant que je suis, en chipe un morceau dans le beau seau en cuivre qui se trouve à coté du poêle.

Dans un coin, mon lit, univers clos et intime de barreaux facilement franchissables mais combien protecteurs.
Ma petite grotte à moi, joyeux troglodyte curieux de tout et surtout de rien.

Trois visions fortes me traversent l’esprit, trois réalités mal ou non comprises car non connues d’un enfant de trois ans.

La charrette du boulanger encore tirée par un cheval; bel animal doux et fort, à la couleur brune et aux pattes grise de la poussière de ce qui était encore parfois des chemins.
Le beau brabançon placide arrêté au bord du trottoir ruminant sans cesse une poignée d’avoine jetée parcimonieusement dans un sac en cuir pendant à son cou.
Une charrette que je su plus tard être de “L’Union Economique”

Un passage régulier mais dont je ne puis plus déterminer la fréquence d’un camion à ordures.
Un véhicule effrayant garni d’un énorme tambour bruyant et suivit d’hommes pressés et hurlant, navigant d’un côté à l’autre de la rue et que j’admirais avec un intérêt teinté d’effroi.
Un véhicule vert de gris coulant d’énormes salissures brunes et noires et au capot bringuebalant.

De la fenêtre, debout sur le divan (ce fameux divan brun) un autre spectacle.
Un cortège étrange, de femmes et d’hommes marchant cérémonieusement et si lentement derrière un corbillard garni de quelques rares fleurs et tendu d’un voile violet et orné de plumeaux noirs.
Une incompréhension face à la réalité de l’évènement mais déjà la perception d’un moment grave.
Premier contact avec la mort sans prendre conscience de la disparition d’un être cher car à cet âge le présent est indestructible.

C’est aussi le tramway tintinnabulant sur ses rails.

C’est aussi les attentes curieuses à l’épicerie de madame Moraux et ma fascination pour l’énorme montagne de beurre trônant sur le comptoir et que la magicienne des lieux découpait avec un fil en métal pour disposer délicatement le morceau pesé sur un carré de papier sulfurisé craquant d’un entrelacs de jolis plis blanchâtres comme un batik des mers du sud.

C’est aussi la découverte étonnante et joyeuse que maman et papa avaient de la famille.

Ah la famille! (Je ne pouvais savoir les chagrins qu'elle engendrerait plus tard)
Quel plaisir! Des cousins, cousines, des oncles, des tantes, des grands parents, encore des grands oncles et des grandes tantes. Des gens bizarres, amusants, drôles ou effrayants.
Premiers effrois d’enfants devant un personnage hiératique à la robe noire, au menton rêche que l’on n’ose embrasser. Cette arrière grand mère silencieuse, assise sur sa chaise.
Tous ces gens m’interpellant; ils sont grand.
Qu’est ce qu’ils me veulent, ils rient, ils sont bruyants.
Premier et dernier refuge dans les robes de maman ou derrière les jambes de papa.

Voilà quatre années bien remplies – toute une vie – je suis je, je suis moi, je, tu, il,
nous, vous, ils.
Maintenant peut commencer la grande aventure.

1 an et demi de ma vie sans photos, sans témoignages de la rue du Ham à Uccle.

(c) Philippe Vandenberghe