lundi 24 mars 2014

La boulangerie Mirabelle


Des « Rawettes ».

23 avril 1944, 10h40 chez Madame Mirabelle.

« Boulangerie-Pâtisserie Mirabelle » sise au coin de la place S. au sud de Bruxelles.
Une maison isolée, une du siècle dernier, pourtant le quartier n’est pas ancien et tout n’est pas construit.

Dans la file.
Nous chuchotons entre nous de nos maris.
« Ton Jules t’a écrit ? Et Hector ? Ah la Croix Rouge m’a envoyé de ses nouvelles. »
Un doigt sur la bouche,
« Chuut, parle doucement Germaine, tu sais, deux pilotes sont passés chez le curé, ils repartent demain pour Lille avec l’ambulance d’Oncle Ernest »
« Voilà un timbre Madame Mirabelle, merci pour le pain, vous n’auriez pas une rawette en plus, j’ai ma nièce à la maison ? ».
Madame Mirabelle ; grosse, poitrine opulente et arrogante, grande aussi, le tablier blanc immaculé cassant d’amidon comme sa voix forte, une robe noire, de luxe quand même et quand elle ne sert pas à la boulangerie de son mari, le gros Sylvain Mirabelle, homme chafouin et hypocrite, elle met de fameuses bagues aux doigts.
« Non! Madame Hortense, je n’ai pas de rawette ; Sylvain et moi suivons les règlements de la Kommandatur à la lettre, nous ! ».

On les déteste les Mirabelles !
Mais bon, il n’y a pas d’autres boulangeries dans le coin.

Depuis quelques mois les « voitures noires » arrivent souvent la nuit dans le quartier. Ces messieurs en gabardine noire et feutre sur la tête viennent tout contrôler sans ménagement.
Le curé a été solidement bousculé. Ils n’ont rien trouvé.
L’autre nuit, les Van Steenbrugge se sont retrouvés à la prison de Forest ? Quelques feuilles dans la cave ? Un oubli ? Les reverrons-nous ? Les deux gamins du couple ont été recueillis par les Lardot.
Dans la file chez Madame Mirabelle, on finit par se rendre compte qu’elle est muette sur les « évènements », mais pas sourde…et puis, pas de rawette, ça fait un peu trop !

Dimanche dernier on a parlé au curé de ce « mic-mac ». Trop de coïncidences. Trop de tristesses dans notre cité de femmes, d’enfants et de vieux. Ah si nos hommes étaient là !
Certains sont encore en Silésie comme prisonniers de guerre, d’autres ont été raflés comme STO et travaillent comme des bêtes dans des usines de Bavière ou de Poméranie.
Tout ça est bien triste.

Hier, Monsieur le curé m’a dit de chuchoter un bobart chez Madame Mirabelle et un autre deux trois jours après.
Ça n’a pas trainé. La nuit suivante, chaque fois les « voitures noires » ont déboulé.
Choux blanc, nada, rien trouvé ! Rien !
Ces messieurs sont chaque fois repartis furieux.

Une semaine est passée, puis deux semaines.

30 mai 1944, 6h20.

Tonnerre, fracas, craquement et dans les minutes qui suivent les pompiers.

La « Boulangerie-Pâtisserie Mirabelle» n’existe plus. A plat la baraque, quelques poutres et le cœur des gravats qui crache des flammes alimentées par la chaleur des fours qui ronronnaient encore il y a une heure. Plus personne. Monsieur et Madame Mirabelle transformés en lumière, puis réduction noirâtre non identifiable !

Des briques jusqu’au milieu de la place, du verre brisé de toute la vitrine, des éclats de marbre et des dragées rose et bleues, diamants indécents au milieu de cette masse carbonisée… et accroché au lampadaire intact le plus proche de « l’attentat » un tablier blanc taché et troué mais cassant d’amidon.

La seule « rawette » laissée par Madame Mirabelle.

26 octobre 1945, 16h50.

Monsieur Van Steenbrugge est revenu d'Allemagne presque méconnaissable et bien maigre, "ratatiné". Il a récupérer ses garçons avec des larmes contenues. On n'a jamais revu Madame Van Steenbrugge.

© Philippe Vandenberghe, le 23 mars 2014.

Merci à une de mes voisines pour cette histoire « presque » vraie !