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Pierre et Gilles
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3ème jour et après quelques nuits
Il n’a rien à dire !
Alors sur quoi va-t-il écrire ?
Il a trouvé : de son enfance ;
de l’enfance de ce garçon absent, faux maigre gras déjà. Fantôme parmi les étants debout, lui déjà assis.
Une vie oubliée ; de lui mais surtout des autres.
Il n’a pas joué, à quoi ?
Il n’a pas chanté, quelle chanson ?
Il n’a pas ri ni pleuré, de quelle joie ou chagrin ?
Pas même crié.
Il est né en silence car avant lui il n’y avait rien, alors pourquoi s’en émouvoir.
Quelques années d’absence d’où ne ressort aucun souvenir, engendré par des non-créés !
Quelques plages de Cancun à Lourenço Marques en passant par Zuidcoote et partout le même sable.
Un sable blanc, sec, qui coule entre les doigts, indéfiniment.
Comment jouer avec ce sablier géant, cette eau, aussi, qui coule ; tous ces éléments qui échappent à toute prise.
De haut en bas !
Mais déjà les traces.
Alors, il court dans le sable pour écrire son histoire, son histoire de rien que l’eau a vite effacé du sable.
Alors, il recommence encore et encore, chaque jour, chaque semaine, chaque année sur les plages du monde entier car il est le monde, il est le Tout ; il est l’histoire.
L’histoire à écrire de ces éléments qui coulent indéfiniment.
De haut en bas !
Il va prendre plusieurs jours à raconter – à écrire – son histoire d’enfance.
Des lettres, des mots, des phrases sur le cahier blanc.
Des histoires de plages mais aussi d’école, de gymnase, de forêts, de chemins ; de chemins qui ne mènent nulle part.
Des chemins qui toujours le font revenir sur ses pas.
De rencontres fortuites aussi. Avec des hommes d’église effrayants de vieillesse décrépie dans des dédales de couloirs déconcertants.
Des fantômes lévitant et silencieux de voix grave qui tombent de l’éther.
Il reçoit une image, une image sacrée au petit bout de bois (un os ?) collé sur l’avers ; in mémoriam ; il reçoit trois timbres : des Léopold II sur fond de brousse et un petit opuscule d’engagement missionnaire.
Il n’y comprend goutte.
Pourquoi partir et pour où ?
Et puis, il est là, inexistant ; pourquoi devrait-il être ailleurs ?
Jamais de larmes non plus ; cela lui est défendu. Jamais de rire, de quoi ?
Manger ? Oui ; pour ce faux maigre gras, des assiettes sans goût, des plats oubliés, des heures à table à ne rien faire, à ne rien dire.
Jamais de souvenirs ?
Si, juste un souvenir ; juste un.
Cette tête de veau, silencieuse comme lui. En fait une moitié de tête de veau tout comme lui, double de son image résignée à moitié en dehors du temps.
D’abord nettoyer la tête, enlever toute trace de poil ; propre et immaculée – ne pas regarder l’œil parce que lui le regarde – la tremper dans de l’eau fraîche.
Longtemps, longtemps, la cuire pochée dans l’eau parfumée ; des herbes – quelques unes mais variées – du sel comme celui que l’on goûte dans la mer, le long des plages de Cancun. Du poivre – celui de Lourenço Marques ; le plus chaud, brûlant sous la langue.
Quand la chair se délite, entamer ce travail de dépiautage maniaque, peccamineux d’atomisation de cette tête silencieuse de tout ce qu’elle avait à dire.
Les milles et uns morceaux dans un concassé de tomates, de vin de Madère, d’oignons déjà fris, blonds, transparents puis redonner un coup de chaleur pour un mélange parfait des sucs que des bulles molles vont soulever et refaire disparaître dans les entrailles du bouillon.
Mouvement brownien culinaire.
Après un moment, quand l’appareil est tiède, avant d’être tout à fait figé, verser le tout dans des saladiers de grès pansus en garnissant d’œufs cuits durs et de cornichons croquants marinés au vinaigre.
Une gelée rouille, tremblotante et parfumée va venir couronner les plats avec ses tranches d’œufs qui multiplient les regards de l’œil énucléé.
Son souvenir à lui ; souvenir d’enfant faux maigre gras.
Une tête de veau en « tortue » !
Et tout ça, la gourmandise, la concupiscence, le désir, l’envie sur fond d’une éducation catholique.
Car il devait aller à l’église le gamin ; à confesse même.
Le Christ pour lui était l’être étant, pour lui, possibilité d’exister dans un rapport charnel avec l’inengendré !
Le Saint corps sacrifié, l’inengendré est pendu
Haut, nu
Ecartelé, clouté, épiné
Perle de sang
Pieds et mains, tête penchée
Il a huit ans
Il est là
Un pardessus
Serré, étouffé, troublé
Bout de gland
Raide, dur, tête penchée
Il sent.
Odeur d’encens
Il est là
Secret, ému
Caché, gêné, cela va-t-il durer !
Sueur dans les gants
Il sort, cramoisi, buste penché
Il a huit ans
Eli, Eli, lamma sabacthani !
Sainte Thérèse d’Avila, l’épouse charnelle du Christ ; une copulation christique. Le vagin offert au fils du Créateur.
Cette proximité divine l’a brulé, igné, carbonisé ; mais pour lui le rien, l’absent, le déicole lui a permit de vivre seul dans sa cathédrale d’enfance.
Quelques jour fiévreux d’écriture hallucinée, dix pages griffonnées de souvenirs enfouis d’enfance perdue comme le reste de sa vie pour passer – pourquoi ? – au jour suivant.
(c) Ph Vdb
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"Thérèse d'Avila" de François Gérard 1827 |