Alger "La Blanche"
Pour MarieMars 1962
J’ai 8 ans.
Je suis sortie du lycée Delacroix avec Isabelle et Mounia.
Petites disputes, petite larme ;
mais non, tu es ma meilleure amie!
Petit cœur dessiné sur le dos de ma main;
cœur bleu à l’encre du même bleu que nos jupes.
Cartable sur le dos, il fait chaud.
Il fait toujours chaud à Alger à 11 heures 30 et les escaliers de la rue Jean Macé sont bien raides.
Au coin de la rue Serpaggi je me sépare de mes amies.
La boutique de papa et le petit thé à la menthe qu'il me prépare, accompagné d'une "corne de gazelle", n'est pas loin.
Isabelle et Mounia s’éloignent de moi en souriant vers le café des Aurès.
Quelques joueurs de carte au panama vissé sur la tête, des anisettes, l’Echo d’Alger déplié ;
Ahmed essuie une table;
Youssef vends ses beignets.
Les quelques marchands de fruits couvrent leur étal.
Un dernier verre et tout le monde va rentrer chez soi pour la sieste.
Le chant flûté du "Ganga" dans les platanes. Frôlement des babouches sur les pavés.
Et l’éclair.
La rue Serpaggi s’allume, fulgurante, tonnante, toute de fracas. Un tonnerre que je n’entends qu’un instant, je tombe en arrière, une musique atroce et cotonneuse dans les oreilles.
Le nuage de feu rouge, orange, noir grandi devant moi et les chaises, tables, bras, têtes, pastèques, panamas, mes amies, Youssef, tout vole devant mes yeux, noirci, brisé, désarticulé et retombe en masse informe, lambeaux de chair. Qu'est-ce qui se passe?
Du sang, partout, sur moi, le mien ?, mes jambes pèsent des tonnes, des cris, des hurlements.
J’ai mal.
La nuit, le jour.
Où est le soleil et l'azur?
1 mois d’hôpital,
le sourire de papa et maman.
Encore 1 mois dans ma chambre réchauffée par la douce chaleur que laissent entrer les persiennes entre-ouvertes.
Mai 1962, je retourne au lycée Delacroix.
Isabelle et Mounia ne sont plus là.
1992
Je travaille aux « Assedic » à Ivry. Ils m’ont engagé avec un statut d’invalide. Mal voyante, mais j'y arrive!
Depuis trente ans je ne mange plus de viande...
Je ne mange plus de viande…
Plus de viande !
© Philippe Vandenberghe, le 11 mars 2011
4 commentaires:
" la valise ou le cercueil "... hommage à ceux qui n'ont même pas eu le temps de choisir. Cela me rappelle un film sorti en France il y a quelque temps : " un balcon sur la mer " de Nicole Garcia.
Ca y est o;))) je l'ai lu ... Tu te souviens que j'avais lu la série "carnets de voyage d'Orient" de ... de ... Je ne sais plus son nom (en BD).
M.F.
Maintenant, j'ai pensé encore à ce texte différemment. Je viens de voir le reportage de France 2 (en 2 épisodes) sur la guerre d'Algérie et dans les invités, je pense que l'héroïne de ton histoire était là, parmi les invités au débat suivant le film. C'était vraiment une guerre horrible, incroyable d'imaginer qu'on a vécu à l'abri, en ces années-là, alors qu'il se passait des choses aussi terribles là-bas.
POIGNANT ET TRISTE; miniculeusement bien rédigé
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