samedi 24 septembre 2016

Le vagin de Thérèse d'Avila

 
Pierre et Gilles


3ème jour et après quelques nuits

Il n’a rien à dire !

Alors sur quoi va-t-il écrire ?
Il a trouvé : de son enfance ;
de l’enfance de ce garçon absent, faux maigre gras déjà. Fantôme parmi les étants debout, lui déjà assis.
Une vie oubliée ; de lui mais surtout des autres.

Il n’a pas joué, à quoi ?
Il n’a pas chanté, quelle chanson ?
Il n’a pas ri ni pleuré, de quelle joie ou chagrin ?
Pas même crié.

Il est né en silence car avant lui il n’y avait rien, alors pourquoi s’en émouvoir.
Quelques années d’absence d’où ne ressort aucun souvenir, engendré par des non-créés !

Quelques plages de Cancun à Lourenço Marques en passant par Zuidcoote et partout le même sable.
Un sable blanc, sec, qui coule entre les doigts, indéfiniment.

Comment jouer avec ce sablier géant, cette eau, aussi, qui coule ; tous ces éléments qui échappent à toute prise.
De haut en bas !
Mais déjà les traces.
Alors, il court dans le sable pour écrire son histoire, son histoire de rien que l’eau a vite effacé du sable.

Alors, il recommence encore et encore, chaque jour, chaque semaine, chaque année sur les plages du monde entier car il est le monde, il est le Tout ; il est l’histoire.
L’histoire à écrire de ces éléments qui coulent indéfiniment.

De haut en bas !

Il va prendre plusieurs jours à raconter – à écrire – son histoire d’enfance.
Des lettres, des mots, des phrases sur le cahier blanc.
Des histoires de plages mais aussi d’école, de gymnase, de forêts, de chemins ; de chemins qui ne mènent nulle part.
Des chemins qui toujours le font revenir sur ses pas.

De rencontres fortuites aussi. Avec des hommes d’église effrayants de vieillesse décrépie dans des dédales de couloirs déconcertants.
Des fantômes lévitant et silencieux de voix grave qui tombent de l’éther.
Il reçoit une image, une image sacrée au petit bout de bois (un os ?) collé sur l’avers ; in mémoriam ; il reçoit trois timbres : des Léopold II sur fond de brousse et un petit opuscule d’engagement missionnaire.
Il n’y comprend goutte.
Pourquoi partir et pour où ?

Et puis, il est là, inexistant ; pourquoi devrait-il être ailleurs ?

Jamais de larmes non plus ; cela lui est défendu. Jamais de rire, de quoi ?
Manger ? Oui ; pour ce faux maigre gras, des assiettes sans goût, des plats oubliés, des heures à table à ne rien faire, à ne rien dire.
Jamais de souvenirs ?

Si, juste un souvenir ; juste un.

Cette tête de veau, silencieuse comme lui. En fait une moitié de tête de veau tout comme lui, double de son image résignée à moitié en dehors du temps.

D’abord nettoyer la tête, enlever toute trace de poil ; propre et immaculée – ne pas regarder l’œil parce que lui le regarde – la tremper dans de l’eau fraîche.

Longtemps, longtemps, la cuire pochée dans l’eau parfumée ; des herbes – quelques unes mais variées – du sel comme celui que l’on goûte dans la mer, le long des plages de Cancun. Du poivre – celui de Lourenço Marques ; le plus chaud, brûlant sous la langue.

Quand la chair se délite, entamer ce travail de dépiautage maniaque, peccamineux d’atomisation de cette tête silencieuse de tout ce qu’elle avait à dire.

Les milles et uns morceaux dans un concassé de tomates, de vin de Madère, d’oignons déjà fris, blonds, transparents puis redonner un coup de chaleur pour un mélange parfait des sucs que des bulles molles vont soulever et refaire disparaître dans les entrailles du bouillon.
Mouvement brownien culinaire.

Après un moment, quand l’appareil est tiède, avant d’être tout à fait figé, verser le tout dans des saladiers de grès pansus en garnissant d’œufs cuits durs et de cornichons croquants marinés au vinaigre.

Une gelée rouille, tremblotante et parfumée va venir couronner les plats avec ses tranches d’œufs qui multiplient les regards de l’œil énucléé.

Son souvenir à lui ; souvenir d’enfant faux maigre gras.

Une tête de veau en « tortue » !

Et tout ça, la gourmandise, la concupiscence, le désir, l’envie sur fond d’une éducation catholique.
Car il devait aller à l’église le gamin ; à confesse même.

Le Christ pour lui était l’être étant, pour lui, possibilité d’exister dans un rapport charnel avec l’inengendré !

Le Saint corps sacrifié, l’inengendré est pendu
Haut, nu
Ecartelé, clouté, épiné
Perle de sang
Pieds et mains, tête penchée

Il a huit ans

Il est là
Un pardessus
Serré, étouffé, troublé
Bout de gland
Raide, dur, tête penchée
Il sent.
Odeur d’encens

Il est là
Secret, ému
Caché, gêné, cela va-t-il durer !
Sueur dans les gants
Il sort, cramoisi, buste penché

Il a huit ans

Eli, Eli, lamma sabacthani !


Sainte Thérèse d’Avila, l’épouse charnelle du Christ ; une copulation christique. Le vagin offert au fils du Créateur.

Cette proximité divine l’a brulé, igné, carbonisé ; mais pour lui le rien, l’absent, le déicole lui a permit de vivre seul dans sa cathédrale d’enfance.

Quelques jour fiévreux d’écriture hallucinée, dix pages griffonnées de souvenirs enfouis d’enfance perdue comme le reste de sa vie pour passer – pourquoi ? – au jour suivant.

(c) Ph Vdb

"Thérèse d'Avila" de François Gérard 1827

dimanche 18 septembre 2016

Les ombres


"La caverne de Platon" attribué à Gilles Coignet XVIème siècle

2ème jour

Il a attendu toute la journée pour écrire ce qu’il n’aurait pu faire ce jour ; cette deuxième journée.
Cette journée, il l’a voulu autre pour écrire une autre journée.
Il est sorti sur l’agora, lui agoraphobe – lui l’Un – l’unique parmi les autres – la multitude.
Pourquoi-pas ?
A nouveau la trace – le chemin, la voie.
Ses pas sur le fin gravier dessinant une fractale au gré de sa révolution dans l’espace, de son évolution dans la foule.
Evitant l’un, évitant l’autre pour revenir dix fois à son point de départ.
N’écoutant personnes.
Qu’on-t-ils dit ? Qu’on-t-ils à dire ?

Pourtant cette foule ; cette multitude bourdonne, volubile, chante, muse et murmure, se gargarise ou éructe.


Sophisme.
Tous ces uniques n’échangent rien. Le brouhaha est silencieux mais d’une clameur inaudible.

C’est le regard qui finit par le porter ; lui, dans cette foule ; des hommes et des femmes, des enfants nus, un chien et les sept chevaux de l’archonte.
Toute cette masse déambule, écoute ce qui n’est pas dit, ce que l’on ne peut entendre, ce qu’ils ne peuvent savoir.
Des ombres sur la paroi en reflet de sa conscience dans sa prison caverneuse.

De rues en rues, des taxis jaunes soufre zébrés de lignes couleur de pistache, un appendice boursouflé sur le toit avec ces lettres creuses, T.A.X.I.,  traversent l’agora en klaxonnant et déversent des humains pour en reprendre d’autres toutes les heures, toutes les minutes presque et repartent vers les confins de la cité.
Et ce n’est que pour eux que Socrate a bu la cigüe. 

Toute la journée il a voulu accumuler les mots, les lignes, les textes qu’il va retranscrire dans son cahier ; qu’il reporte ce soir dans son cahier ; sur la page du deuxième jour de son cahier.

Ce soir il se désespère à écrire quoique ce soit, alors cette page, il va la couvrir de spirales, de volutes, de lignes mille fois entrecroisées cernées de colonnes, de pilastres, de blocs éparpillées pour, en une folle métamorphose, faire apparaître un décor de Piranèse, des escaliers de va et viens issus de sa pensée délirante.


Décidément, il n’a pas eu une bonne idée ce deuxième jour. Il phantasme à outrance.
L’archonte flotte dans ses rêves.
Un jour de folie qui ne remplira pas son cahier blanc.

Demain qui sera le jour suivant.

(Ph Vdb)

Photo AFP

jeudi 21 juillet 2016

Parkinson



Mark Rothko 1956

1er jour

Pourquoi ?
Pourquoi aujourd’hui ?
Pourquoi-pas ?
N’y a-t-il pas urgence, enfin ?

Donc il est temps d’écrire ; de poser un acte « littéraire » ; de donner du sens à la parole ; de laisser une trace, un signe.

Que dire pour ce premier jour. Que du banal ; en fait il ne s’est rien passé.
La tentation a été grande pour qu’il dépose le stylo qu’il a à peine trituré. Dire n’importe quoi, c’est facile, bavarder pour remplir le vide ; ne pas être dans le silence, mais l’écrire. Ecrire le silence, le bruit du silence, son chuintement, ses vibrations lentes ou rapides selon les saisons, basculement des solstices.

Il est seul depuis si longtemps, accompagné de son double détestable. Faire ce qu’il fait, c’est ne rien faire, alors en dire quoi et pourquoi l’écrire ?
Une trace ?
Pour qui ?

La page blanche a raison ; ce vide dit ce qu’il est puisqu’il n’est rien, ne fait rien, enfin si peu.
Et il n’est pas désespéré, pas même un peu.
Alors pourquoi ce journal ? Cet amoncellement de pages blanches reflet de sa vie banale, atrocement banale.

Donc aujourd’hui, c’est le premier jour ; une naissance peut-être après des années de silence.

Pour que ce mot, cette ligne, ce texte, puissent exister, il lui a fallu pourtant agir ; de manière irréfléchie sans doute, automatique - sans sens – à contre-sens de toute sa vie ; sa vie de rien ; sa vie de silence de n’être ni vu, ni entendu.

D’abord trouver le cahier. Un cahier blanc - un gros - sans lignes, sans marges, une partition vierge, même pas un soupir.
Trois cent pages blanches pour trois cent jours d’inaction.

Puis le stylo.
Un stylo comme on n’en fait plus, un stylo qui griffe le papier ; pour gaucher ou pour droitier, il n’en a cure, c’est pour ne rien écrire.

Noir, gros sous les doigts. Un point de nacre sur le capuchon ; l’attache, la bague et la plume sont en or 24 carats.

Un objet qui a du sens ! Pour une vie qui n’en a point.

Il doit pourtant commencer à écrire, c’est le premier jour, juste quelques mots fades dans ce cahier blanc. Chez lui les jours sont blancs ; chez d’autres les nuits sont blanches pour des jours noirs ; pas meilleurs que hier – juste une succession de moments – sans doute pas pire que demain.

Demain qui sera le deuxième jour !

Mais il lui faudra passer la nuit et quelle nuit ! Une nuit sidérale, sidérante, illuminée de quelques LED rouges et bleu ; seule image dans sa nuit noire.

(c) Ph Vdb


Mark Rothko après 1974