lundi 20 février 2012

Au fond!


Rendez-vous avec l'histoire.

Nous sommes habitués à croiser l’histoire dans les livres, poussiéreux parfois, passionnants souvent. Mais croiser l’histoire quelques soirs d’automne dans un bordel d’Anvers, ou plutôt un établissement de passe… et de repasse, voilà qui est plus étonnant.

« Gunther Ping »

C’est lui, ce Gunther Ping, l’histoire que j’ai croisée dans les années 70.

J’avais un peu plus de vingt ans, élève à l’école d’artillerie de Brasschaat. Certains soirs nous trainions dans les rues glauques d’Anvers. Celles situées derrière la « Vleeshuis » en direction de la "Falconplein" où certains burgemeesters ont éradiqué de leurs trafics interlopes ces rues mal-famées devenues un rien "bobo".

Après avoir déambulés sous la pluie dans le quartier, seul ou avec deux ou trois autres copains on finissait la soirée au « Oude zeeman ». Là, balançant entre timidité et esprit d’aventure nous nous bornions à réinventer le monde avec le tenancier et quelques filles dont une, Marijke, me plaisait bien. Elle me parlait de son village d’Oost-Vlanderen, de son fils, de ses courses à faire pour elle et le fiston et surtout de banalités ; mais elle était gentille et avec son manteau en pied de poule, ses mocassins et son sac à deux sous, elle n’était vraiment pas en « tenue de travail », quoiqu’en dessous dudit manteau, les dentelles joliment échancrées me faisaient rêver certaines nuits de retour à la caserne.

Au fond de la petite salle enfumée à souhait, se trouvait souvent un malabar penché sur un bock de « Palm » qu’il mettait des heures à siroter. Enfin je crois que c’est plusieurs bocks qui défilaient. Gros, gras, massif; après chaque fond de bière, il nous gratifiait d’un « Ping » retentissant et tonitruant puis d'un rôt non moins sonore: « Ach, das krieg ! » criait-il.
Une tête large, rougeaude, le cheveux blond filasse et plus qu’éclairci, une demi brute. Sa veste de cuir noir et sa salopette tachée de cambouis nous indiquaient un boulot de mécanicien et de fait après quelques soirées nous sûmes que Gunther était diéséliste et travaillait à la journée dans les bateaux qui accostaient. Des cargos russes assez souvent, panaméens parfois ou chypriotes.








Entre deux bocks, Gunther nous apprit qu’il avait été sous-marinier dans la Kriegsmarine.
On sentait l’angoisse et les terreurs encore présentes chez cet homme en pleine déchéance.
Dans un mélange d’allemand, de flamand et de français, il nous racontait, par bribes, les heures d’angoisse au fond de la mer. Ce qu’il imaginait déjà être son cercueil, le froid, l’humidité, l’eau croupie et les jambons moisis pendus aux coursives, la puanteur du dégueulis, de la sueur. Le tympan qui vous arrache des cris de douleur pendant le grenadage de l’ennemi invisible.

Et ce « Ping », un son tant redouté, lancé par le sonar ennemi, une angoisse incommensurable.

Encore un bock et « Ping » et un autre et « Ping » ; puis on voyait ses mains massives aux ongles noir graisseux agripper la table et lentement il s’affalait au bas de la banquette.

« Ach das krieg ! »

La vie était finie pour lui, alors Marijke et moi, on se disait au revoir, « een dikke kus voor mijn schatje » et je retournais à la caserne, elle à son carré.
Et voilà comment j’ai croisé l’histoire !

© Philippe Vandenberghe

2 commentaires:

Pivoine a dit…

Dans la veine marine qu'amorce le texte précédent, il n'est pas mal non plus celui-là... Un vrai tableau! J'aime beaucoup...

Anonyme a dit…

Je viens de relire (et de commenter la petite nouvelle qui se passe en Algérie). Elles sont bien, tes petites chroniques du XXème siècle... On pourrait vraiment les intituler comme ça !

(Pivoine)